Les fêtes agraires
Ali Amahan décrit les différentes fêtes qui sont célébrées au Maroc et plus particulièrement chez les Ghoujdama dans l’Anti-Atlas. L’auteur distingue trois sortes de fêtes : les fêtes relatives aux activités agraires, les fêtes religieuses et les fêtes civiles célébrées à l’occasion des mariages et des circoncisions. Dans le cadre de cet article, il étudie les fêtes agraires parce qu’elles sont plus anciennes et parce qu’elles décrivent tout un univers social et mental en voie de disparition. La première fête appelée lmàruf (litt. aumône) est un repas collectif consommé dans un lieu sacré. Lmàruf marque l’ouverture de l’année agricole (imi n useggwas).
La deuxième fête s’appelle innayr ou îd n useggwas (janvier ou la nuit de l’an qui correspond au 13 janvier). La troisième concerne les prières de rogation de la pluie.
border l’étude des fêtes, c’est considérer d’emblée les phénomènes cycliques liés aux activités économiques, culturelles et religieuses d’une communauté. Dans la région qui nous intéresse, la fête marque le moment fort du cycle de même qu’elle peut également intervenir lors des phases critiques de l’activité, telle la fête lmàruf que l’on organise lorsque la sécheresse menace les récoltes.
La fête vient « interrompre, perturber ou violer » (pour user de l’expression de Hammoudi ), la régularité de la vie quotidienne. Disons plutôt que la fête est un rythme qui, à intervalles réguliers, rompt la monotonie du quotidien et lui confère un semblant d’harmonie. Elle marque le passage d’une phase à l’autre, d’un cycle lié à une activité donnée ou rappelle la régularité des événements ou des faits spirituels, culturels, etc.
La fête permet également de souligner à Ghoujdama, les étapes les plus importantes de la vie d’une personne : naissance, circoncision, mariage, etc. Ainsi, distingue-t-on, chez les Ghoujdama, trois sortes de fêtes : les fêtes rituelles relatives aux activités agraires, les fêtes religieuses et les fêtes « civiles » célébrées à l’occasion des mariages, circoncisions, etc.
Fêtes rituelles agraires
Ces fêtes célébrées selon le calendrier julien dit filahî (agricole), sont certainement les plus anciennes. Leur nombre varie selon l’activité agraire pratiquée dans la localité. Contrairement aux localités du nord (dans le Dir ou dans la plaine), on fête, dans les localités du sud du territoire de la tribu (hautes vallées), l’ouverture et la fermeture des pâturages.
Ces manifestations sont plus ou moins célébrées selon les familles et leurs activités : les familles qui tirent l’essentiel de leurs revenus des activités agraires restent attachées à ces cérémonies plus que les autres qui bénéficient davantage d’un apport extérieur, notamment celui de l’émigration.
Le repas collectif
L’ouverture de l’année agricole, imi n useggwas, est marquée par la première fête : lmàruf. Le terme lmàruf signifie : « aumône ou repas collectif consommé dans un lieu sacré ». En effet, cette fête consiste à organiser une collecte de dons dans la localité sous la responsabilité de deux ou trois personnes désignées par ljmaàt (assemblée de la localité). À partir des fonds collectés, des femmes volontaires préparent un repas sous la direction des responsables de la cérémonie, dans le lieu le plus sacré de la localité (mosquée, cimetière, mausolée, etc.). Tous les habitants de la localité sont invités à partager ce mets : un couscous garni de viande. Une longue fathâ (prière) clôt la cérémonie. On demande au Tout-Puissant et à ses saints locaux de prodiguer leurs bienfaits de prospérité pour l’année à venir, on implore la bénédiction du Tout-Puissant envers les disparus, on sollicite sa protection pour les absents ; enfin, on lui demande santé et harmonie pour les présents.
Le nouvel an
La deuxième fête est celle de innayr ou îd n useggwas (janvier ou la nuit de l’an). Elle débute la veille du premier jour de l’an selon le calendrier julien (le 13 janvier). Il est de tradition de consommer de la volaille. Par son caractère familial, cette fête évoque la Noël chrétienne.
L’aspect rituel est très important : les mets préparés, les ingrédients utilisés, les pratiques cérémoniales sont scrupuleusement respectées. Tout geste, tout produit employé revêt une valeur symbolique.
Au dîner de cette fameuse soirée, est servi un mets appelé arbbâz ; il s’agit de crêpes coupées en petits tronçons, arrosées d’un bouillon de volaille, garnies de morceaux de poulet ou de dinde, et accompagnées de sept légumes. Le mot arbbâz est emprunté au verbe rbâz qui signifie dans la langue locale : « triturer un mélange humide » et aussi « piétiner une terre mouillée et la réduire en boue ». On fait arbbaz pour que l’année « soit pluvieuse » et afin que le temps soit « patouille ». En fait, les sept légumes représentent les principales cultures pratiquées dans la région. Les grains sont semés dans un champ fertile « trituré » et “bien arrosé” que représente le plat arbbâz. C’est l’expression du désir de voir l’année à venir pluvieuse
« [...] dans cette période d’attente (qui est lyali, hiver, “les nuits de l’année” et d’incertitude où l’on ne peut qu’essayer d’anticiper sur l’avenir : C’est pourquoi les rites de pronostication concernant la vie familiale et surtout la récolte de l’année en cours sont à rapprocher de ceux dont fait l’objet la femme enceinte. » Le Jour de l’An, au petit jour, la maîtresse de maison procède à la purification des pièces de la demeure, sans en oublier une seule. Cette opération consiste à disperser lbsis (mixture de farine, d’huile et de sel) dans tous les locaux. Armée ensuite d’un balai, elle repasse dans toutes les pièces pour balayer et « chasser » « l’épouse de la mauvaise année » (tamghart n gar aseggwas) qui n’est autre que tammara la « misère » (mot que l’on doit éviter de prononcer ce jour-là).
Faut-il rappeler que lbsis sert à exorciser des personnes ou des lieux possédés par des forces maléfiques ? Remarquons, de même, que cette mixture est composée de produits de base de la nourriture locale. Le jour venu, la maîtresse de maison refait son foyer : tamsla n takat ; elle enduit les trois pierres (inan) d’une nouvelle couche d’argile (talaxt), coutume fréquente dans tout le Maghreb. Elle prépare pour le déjeuner une bouillie, tarwayt, d’orge ou de maïs. Le verbe rwi signifie dans la langue locale : préparer une bouillie mais aussi « triturer un mélange humide ». La fête, dans sa totalité, est orchestrée par la femme qui suit minutieusement le déroulement des phases de la cérémonie et les rituels qui les accompagnent. Les volailles consommées sont naturellement fournies par les femmes puisque à Ghoujdama, la volaille est toujours la propriété de la femme.
Ainsi, innayr est-elle une fête familiale offerte et organisée par la maîtresse de maison. Cette dernière, mère des enfants, donc féconde et « fertile », assimilée au monde humide et naturel comme l’a précisé Bourdieu s’est investie - à ce moment d’incertitude où l’on vient juste d’accomplir l’ensemencement des champs et où l’on attend la renaissance des pâturages - du pouvoir d’exorciser les forces occultes susceptibles de rendre le temps sec et l’espace stérile.
La sécheresse est le phénomène naturel le plus redouté. Le sec est assimilé non seulement à la stérilité mais aussi à la mort. Lorsque l’on dit d’une personne, d’un animal ou d’un arbre qu’il est sec (iqur), c’est qu’il est mort. Il faut donc tout mettre en œuvre pour ne pas provoquer ce phénomène ou l’empêcher de se produire.
La quête de la pluie : prière rogatoire et sacrifice
Le printemps voit le déroulement d’une autre fête collective organisée, à l’instar de la précédente, en cas de sécheresse. Cette fête célébrée au niveau de la localité, est organisée en cas d’insuccès et pour une plus grande efficacité, à l’échelle de la fraction.
Évoquons, ici, la manifestation organisée par la fraction des Ayt Saâdelli en pareille occasion. La décision en est prise le jour du ssuq (marché) par les notables influents des localités de la fraction
Si on n’obtient pas le résultat espéré, on constitue un grand rassemblement au niveau de la fraction : les hommes montent au sommet de la montagne Almzi, la plus haute de la région (1 721 m) où un bœuf noir sera sacrifié. Puis le Coran est récité tout entier, chaque taleb (lettré) présent étant chargé d’en réciter une partie. C’est alors qu’une prière rogatoire s’élève et qu’un discours est prononcé. L’homme qui dirige la prière et qui prononce le discours doit être du ddcer (agglomération) des Ayt Lâlam qui appartient à l’ighs (lignage) des Ayt Tmen .
Il revient au groupe des Ayt Lâlam « gens de l’étendard » d’inaugurer chaque action collective organisée au niveau de la fraction. C’était, dit-on, le notable le plus respecté qui portait l’étendard lors de batailles auxquelles participaient les Ghoujdama à l’instar des inflas n lxir (porte-bonheur) dans la région du Haha.
À l’instant où la prière prend fin, le bœuf sacrifié est réparti entre les tolba (lettrés) qui ont récité le Coran. Puis, les hommes mettent leur djellaba à l’envers, ce qui devrait provoquer un changement de temps et ils rentrent chez eux. Mais au retour de cette manifestation, le chef de lignage des Ayt Menisir appartenant à ce groupe est ligoté, parfois malmené et jeté dans une rivière un court moment. Montagne relève un fait identique.
Enfin d’autres manifestations à caractère rituel lié au monde agraire étaient observées ; elles sont, de nos jours, presque tombées en désuétude. Citons, par exemple la fête de Tuzzunt (la médiane), allusion faite au milieu de la saison estivale, célébrée le 10 juillet selon le calendrier julien. Cette fête semblable à celle de nnayr ne se rencontre plus guère de nos jours que dans de très rares localités au sud de la tribu.
Il convient de signaler que ces fêtes ne sont généralement relevées, quand elles sont collectives, que lorsque pèse la menace de la sécheresse. Les hommes en sont les principaux organisateurs.
Dans leur déroulement, la part des prières islamiques et du Coran est plus importante que celle du rituel profane. Leur lieu d’organisation - un espace sacré et public - les transforme en manifestations de recueillement et de repentir. Lorsqu’elles sont célébrées en famille, ces fêtes ne sont notées que dans les familles qui tirent encore l’essentiel de leurs revenus des activités d’agriculture et d’élevage.
Si l’on excepte quelques formules d’invocation telle la basmala prononcée au début de chaque rituel, ces fêtes n’ont aucun caractère religieux. Elles sont organisées exclusivement par la maîtresse de maison, et dans l’espace domestique familial.
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